Projet (français)

New American Nkisi (©Roscoe Wilson)

Le projet de recherche Anthropologie de l’art : création, rituel, mémoire, dirigé par Carlo Severi, associe le Laboratoire d’anthropologie sociale et le musée du quai Branly. Il est financé par l’Agence Nationale de la Recherche pour une durée de 4 ans (2009-2013).

1. Anthropologie et histoire des arts de la mémoire

Longtemps associés, à travers les travaux classiques de Frances A. Yates, à la transmission d’une conception « magique » du monde, les arts de la mémoire de la tradition occidentale ne reflètent plus, pour les historiens d’aujourd’hui, la survivance ou le développement possible de telle ou telle théorie de caractère magique ou scientifique. Adoptant une perspective proche de l’anthropologie sociale, Mary Carruthers et Lina Bolzoni ont plutôt proposé de considérer les artes memorandi comme des techniques de « fabrication » de la pensée, orientant un vaste ensemble de pratiques liées à la mémorisation et à l’imagerie mentale. En fait, étudier la mémoire, c’est toujours étudier une pensée à l’œuvre. Nous partons alors du constat que la recherche sur le terrain a fait apparaître l’existence de plusieurs types de techniques mnémoniques, en Océanie  en Afrique  en Amérique. Et nous formulons l’hypothèse qu’une logique de la mémorisation par l’image oriente nombre de traditions jusqu’à présent appelées « orales ». Il s’agira donc de reconstruire, en dialogue avec les enquêtes éclairantes des historiens, une anthropologie de ces autres arts de la mémoire. Autant dans ses formes antiques que médiévales, le cas occidental apparaîtra alors comme l’une des formes possibles d’une série idéale de techniques d’exercice de la pensée conduisant à la mise en place d’une tradition.

2. Graphismes et pictographies traditionnels

Notre approche des traditions graphiques et pictographiques s’appuie sur la conviction que celles-ci doivent nécessairement être appréhendées en fonction de leur contexte d’usage et non selon une perspective sémiotique qui les réduirait à de simples avant-courriers de l’écriture phonographique. C’est pourquoi l’étude de ces traditions doit d’abord prendre en compte le dispositif rituel, d’apprentissage ou d’utilisation, au sein desquels ces traditions se trouvent systématiquement enchâssées. De ce fait, une attention particulière doit être portée aux relations qui unissent ces traditions graphiques à des discours rituels eux-mêmes fortement contraints et déjà très largement stabilisés par des principes poétiques ou rhétoriques. Toutefois, cette perspective ne doit pas conduire à une réduction de ces traditions graphiques aux discours rituels auxquels elles sont associées ; de par leur nature distincte, elles font usage de leur potentiel expressif de diverses manières, débordant ainsi toujours leur assujettissement apparent à l’oralité rituelle.

3. L’image prophétique

En sus du message religieux qu’ils délivrent, les mouvements prophétiques impliquent également bien souvent des actes d’invention d’images. En effet, de nouvelles techniques d’expression, de diffusion et d’argumentation sont mises en œuvre afin de stabiliser doctrines et dispositifs rituels. De ce point de vue, il convient d’envisager comment des formes de légitimation, des types de discours, des configurations iconographiques ou des techniques d’inscription sont associés par les acteurs de ces mouvements afin de transmettre à des audiences souvent culturellement diversifiées un nouveau répertoire narratif et rituel qui puisse à la fois capturer leur imagination et susciter le prosélytisme. Nous entendons ainsi rouvrir le dossier des mouvements prophétiques en nous penchant avant tout sur les contenus qu’ils parviennent à diffuser (plutôt que sur les circonstances de leur apparition) afin de mieux comprendre comment une innovation devient une tradition ou, au contraire, échoue à se stabiliser.

4. Écritures rituelles

Parmi les innovations rituelles au sein des sociétés dites à tradition orale, l’écriture tient sans conteste une place d’importance. Il peut s’agir aussi bien de l’invention d’un nouveau script que de la réappropriation d’une graphie déjà existante. Ainsi les « prophétismes scripturaires » s’appuient souvent sur un usage iconique de l’écriture qui sert avant tout à manifester l’autorité charismatique du prophète. Loin d’être le reflet d’une pensée magico-religieuse immuable, l’idéologie de l’écriture qui sous-tend ces usages rituels est inséparable de la situation dans laquelle elle prend sens. L’écriture n’est en effet pas une technologie cognitive neutre qui produirait partout et toujours les mêmes effets : elle s’inscrit nécessairement dans un contexte social, culturel et historique qui lui donne forme. Technique de pouvoir autant que de savoir, l’écriture est intimement associée à ces deux pivots du pouvoir colonial que sont la mission et l’administration. En l’intégrant à leurs traditions religieuses, les spécialistes rituels cherchent ainsi à s’approprier par mimétisme les pouvoirs de l’écriture.

5. L’image en actes : objet et action rituelle

Une anthropologie de l’art n’est pas séparable d’une anthropologie du rituel, comme Alfred Gell l’a bien montré. Nous nous proposons ainsi d’étudier les relations sociales spécifiques que les agents d’une société établissent à travers la production d’objets, de substances et d’images. La prise en compte des dimensions pragmatiques et performatives des artefacts est de ce point de vue essentielle. En effet, les objets ne sont pas de simples supports inertes d’un symbolisme, mais constituent de véritables moyens d’agir sur autrui, des dispositifs complexes de médiations investis de sens, de valeurs, d’intentionnalités spécifiques. L’« agentivité » attribuée aux objets repose sur la mise en place d’identités complexes résultant de l’établissement de relations rituelles et non d’une prétendue tendance universelle à l’anthropomorphisme. Il faut donc chercher à définir le type d’identité qui se trouve transféré sur les objets, ainsi que les types de relations rituelles (d’autorité, d’action thérapeutique, d’influence ou d’identification) que l’on peut entretenir avec eux.

6. Anthropologie & pragmatique

L’acte verbal n’est pas seulement pris dans une interaction sociale, il peut en être la source, l’instrument ou l’enjeu. Cet aspect pragmatique de la parole a depuis longtemps intéressé les anthropologues, dans la mesure où l’on peut dire que le sens d’une proposition est pleinement comparable à un acte efficace. Cette intuition forte est pourtant restée sans véritable écho ou, du moins, n’a jamais été entièrement prise au sérieux. L’enjeu de la rencontre entre linguistique et anthropologie porte sur la définition du concept de « contexte » : strictement limité aux moyens linguistiques d’expression pour les uns, il est nécessairement élargi à d’autres formes de communication pour les autres. Comment, par conséquent, imaginer un style d’analyse capable d’inclure les acquis techniques de l’analyse des linguistes, mais aussi de tenir pleinement compte de l’apport des moyens de communication non linguistiques ? Comment articuler une approche fondée sur l’identification des indices linguistiques du contexte et une approche centrée sur l’étude des modalités sociales de l’interaction ? Et peut-on à partir de cette perspective croisée jeter un regard nouveau sur la communication rituelle ?